Les tintamarre autour de l'humoriste Dieudonné m'interpelle .
Ne connaissant pas ses sketches, n'ayant jamais assisté à un de ses spectacles et n'ayant même pas souvenir d'avoir lu dans la presse ( parce que je lis autre chose) un de ses propos raciste ou antisémite qu'on lui reproche, je ne me placerai pas dans la position d'en juger : s'il tient ces propos , c'est ignoble, évidemment ;aux procureurs ( pas au ministre de l'Intérieur) de le poursuivre et de le faire condamner .
Non, ce qui me retient dans cette affaire , c'est d'abord la publicité qu'on lui donne, à grands coups de déclarations matamoresques de Manuel Valls, occultant ainsi quelque peu dans l'actualité , d'autres problèmes autrement plus préoccupants ; c'est surtout l'oubli de quelques notions élémentaires de droit, et pas du moindre puisqu'il s'agit de la liberté de réunion alors que le gouvernement veut interdire celles de Dieudonné et qu'il a diffusé une circulaire en ce sens à destination des préfets.
Rappelons qu'une circulaire en droit n'a d'autre valeur qu'en interne dans le service auquel elle s'adresse et que que le juge administratif se fait toujours un grand plaisir à le rappeler en les annulant lorsqu'elle se substitue à un texte légal ou réglementaire.
En droit, la base est l’article 1 de la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion : « Les réunions publiques sont libres ».
Libres mais avec des limites
La première limite est l'absence de troubles à l'ordre public mais pour interdire la réunion, encore faut il qu'il y ait de vrais risques et que les moyens pour les contenir (les forces de police ) soient notoirement insuffisants .
C'est le vieil arrêt du conseil d'Etat , arrêt Benjamin du 19 mai 1933 (n° 17413 17520) : « L’autorité publique doit concilier l'exercice de ses pouvoirs de police avec le respect de la liberté de réunion. Par suite, il ne saurait interdire une conférence publique susceptible de provoquer des troubles, alors que le maintien de l'ordre pouvait être assuré par des mesures de police ».
Arrêt renforcé par celui de la CEDH "seul un risque réel et prévisible de trouble à l’ordre public peut être pris en compte" (CEDH, 2 octobre 2001, Stankov c/ Bulgarie).
On ne nous fera pas croire que les forces de police qui arrivent à tenir les milliers de supporters déchainés anglais , hollandais voire parisiens ou marseillais lors des grandes confrontations footballistiques ne sauraient pas assurer l'ordre devant une salle de spectacle occupée par Dieudonné .
Seconde limite , le contenu du spectacle .
Normal, il est interdit de tenir certains propos ( racistes , antisémites , négationnistes , incitant à la haine ou au meurtre etc..) ; ils tombent sous le coup des peines très lourdes prévues par le code pénal .
Oui, mais ...encore faut il qu'ils aient été tenus , donc que la réunion ait pu avoir lieu car on ne condamne que sur des fait avérés ; l"idée que ces propos seront peut être tenus dans une réunion parce qu'ils ont pu l'être dans une précédente ne permet pas d' interdire au préalable.
La jurisprudence, tant du Conseil d'Etat que de la CEDH, est donc très restrictive sur les restrictions à la liberté de réunion et à la liberté d'expression garantis pas les articles 10 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme , norme juridique supérieure qui s'impose à toutes les normes internes
Les gouvernements ne sont pour autant pas dépourvus de moyens d'action ; ainsi, par exemple , si le spectacle était par nature contraire à l'ordre public ou se heurterait à des dispositions pénales ( par ex. une séance d'apologie du nazisme ou de justification du négationnisme ), l'interdiction de la réunion pourrait être admise (CE, 26 février 2010, n° 336837) sous réserve de fournir des preuves convaincantes.
En résumé , ce qui prime dans le droit et le jurisprudence française et européenne , c'est la protection très forte de la liberté d'expression et de son corollaire qui est celle de se réunir , il existe des limites mais elles doivent être très précisément respectées .
Evidemment , tout cela dépasse et de loin le seul problème Dieudonné; l'arsenal pénal est suffisamment développé dans notre législation pour condamner au besoin, lourdement , les propos racistes ou antisémites qu'il pourrait tenir , mais quant à l'empêcher de faire un spectacle au motif qu'il pourrait les tenir , non, ça c'est une atteinte à la liberté d'expression et de réunion , et tout simplement une posture médiatique .
L'idée qui sous tend la jurisprudence est qu'en démocratie , pour combattre une idée , aussi détestable soit elle, encore faut il qu'elle ait pu s'exprimer et que l'interdiction ne peut être le remède unique à tous les débordements .En quelque sorte , préférer le combat d'idée par le dialogue à la censure.
Au demeurant, ce qui vaut dans cette affaire pour un Dieudonné va bien au delà , c'est tout le champ de la liberté d'expression qui est concerné et mettre en avant sa protection, ce n'est , bien entendu pas cautionner les propos de l'humoriste ou de tel ou tel tribun.
En bref , laissez Dieudonné ou Machin ou Truc faire son spectacle , tenir sa réunion publique ; s'il dérape , badaboum , les poursuites pénales et la condamnation qui s'ensuit et qui peut être très lourde mais pas de censure préalable .
En définitive , l'avenir dira le sort judiciaire réservé aux interdictions que les maires ou les préfets vont prononcer ; rares sont celles qui n'ont pas été déclarées illégales dans le passé , au point que je m'étonne que le ministre ait pu s'engager de façon aussi allègre et tonitruante sur cette voie très étroite de l'interdiction.
D'ailleurs à y bien regarder , il empiète sans état d'âme sur les attributions du ministre du Budget (les impayés d'amende de Dieudonné ) et celles de sa collègue Garde des Sceaux mais il parait qu'ils s'entendent si bien....
Et qu'on ne se trompe pas sur le sens de ce billet: si Dieudonné tient les propos qu'on lui attribue , j'applaudirai des deux mains s'il est condamné par un tribunal.